Lorsqu’un organe de presse mentionne un parti étranger, doit-il indiquer ses éventuels liens avec des partis français, et en particulier une appartenance commune à un groupe parlementaire européen ? Nous allons voir deux exemples, où les pratiques journalistiques ne sont pas les mêmes dans ce domaine.
Tout d’abord, on a pu constater que quelques journaux ont rendu compte des manifestations du 23 juin 2019 contre le premier ministre tchèque Babis.
Dans le Monde, dans un long article d’une demi-page1, Ariane Chemin détaille la situation, et explique que les initiateurs de la manifestation « voulaient à nouveau protester contre la fraude aux subventions européennes dont la Commission accuse Andrej Babis – elle lui réclame le remboursement de 17,4 millions d’euros ».
Dans le quotidien Libération2, Nelly Didelot explique que le premier ministre tchèque est « empêtré dans de multiples affaires de conflits d’intérêt, qui ont été épinglées en début de mois par deux audits confidentiels de la Commission européenne ».
Dans la Croix3, François d’Alançon détaille aussi la situation à Prague et précise que le premier ministre tchèque « a été mis l’an dernier en examen dans une affaire de détournement présumé de deux millions d’euros de fonds européens » et évoque son « discours populiste ».
Toujours dans la Croix quelques jours plus tard4, Bruno Frappat nous décrit le premier ministre tchèque comme « une sorte de Trump slave », ce qui ne doit pas être un compliment pour un journal progressiste comme la Croix. On dit que Babis « qu’il n’est pas dépourvu de ces habiletés et de cette énergie qui font les grands escrocs et les corrompus de haut vol », ajoute Bruno Frappat.
Mais aucun de ces articles ne mentionne le fait que l’ANO, parti du premier ministre tchèque Andrej Babis, faisait partie du groupe parlementaire ALDE (alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe) dans le précédent parlement européen, et en fait toujours partie ; l’ALDE vient d’être renommée Renew Europe. Et le parti français LREM du président Macron fait aussi désormais partie de Renew Europe.
Le second exemple concerne les déboires du vice-chancelier autrichien Strache survenus un mois plus tôt, à propos d’une soirée à Ibiza5 . A une semaine des élections européennes du 26 mai 2019, les journaux utilisent la grande artillerie pour marteler que le FPO du vice-chancelier autrichien Strache est un allié européen du rassemblement national français.
Le 19 mai 2019, en présentant l’affaire Strache, le Monde6 précise que Heinz-Christian Strache est un « allié de la première heure de Marine Le Pen ».
Le 21 mai, le Monde revient en détail7 sur l’affaire, et la diffusion de cette vidéo dans laquelle les Autrichiens peuvent « [voir] leur vice-chancelier, manifestement alcoolisé, lors d’un séjour à Ibiza (Baléares, Espagne), proposer à une prétendue nièce d’un oligarque russe de transformer le plus grand quotidien autrichien, la Kronen Zeitung, en un organe de propagande pro-FPO, contre l’obtention de contrats publics ». Le Monde insiste sur les alliés européens du FPO : « Cette crise promet d’être d’une intensité remarquable, pouvant ébranler, lors du scrutin européen de dimanche 26 mai, les alliés continentaux de M. Strache : Marine Le Pen en France et Matteo Salvini en Italie, pour ne citer qu’eux ». Et le quotidien implique aussi le premier ministre hongrois Viktor Orban : « M Orban est la figure la plus menacée par ce coup du destin. Dans la vidéo, il est cité plusieurs fois comme un modèle par M. Strache, qui explique par le menu comment – et surtout avec qui – le chef de l’exécutif hongrois a réussi à détruire les médias de son pays ».
Dans le même numéro, l’éditorial du Monde martèle8 : « L’affaire Strache a plané sur la grand-messe nationaliste organisée, samedi, à Milan, par Matteo Salvini, vice-premier ministre italien et chef de la Ligue, avec une dizaine d’autres partis d’extrême droite, dont le Rassemblement national de Marine Le Pen. Si Mme Le Pen a fini par condamner, lundi, « la faute lourde » de M. Strache, M Salvini est resté silencieux. Le scandale tombe au pire moment pour eux : le FPO était un maillon important dans la stratégie de formation d’un groupe eurosceptique au Parlement européen, après les élections des 23 et 26 mai. L’ensemble des sondages laissent prévoir une forte progression des partis nationalistes à l’occasion de ce scrutin, mais leur unité se trouve encore plus fragilisée ».
Dans Libération, c’est la même journaliste, Nelly Didelot, qui a traité les affaires Strache et Babic. Le 20 mai 2019, elle utilise9 exactement les mêmes mots que le Monde en présentant Heinz-Christian Strache comme un « allié de la première heure de Marine Le Pen ».
La Croix indique10 que Heinz-Christian Strache est « proche de Marine Le Pen », et l’article se conclut ainsi : « Avec cette vidéo, c’est un mentor qui chute ».
On peut donc constater que ces trois journaux, le Monde, la Croix et Libération, qui avaient lourdement insisté sur le fait que le FPO autrichien et le rassemblement national français (présidé par Marine Le Pen) étaient dans le même groupe parlementaire européen, ont totalement tu le fait que l’ANO tchèque était dans le même groupe parlementaire européen que LREM, le parti du président français.
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1- Ariane Chemin : « A Prague, la rue exige le départ d’Andrej Babis », le Monde, 25 juin 2019.
2- Nelly Didelot : « A Prague, 250000 manifestants contre le premier ministre », Libération, 25 juin 2019.
3- François d’Alançon : « Le premier ministre tchèque sous pression », la Croix, 25 juin 2019.
4- Bruno Frappat : « Un peu d’air frais », la Croix, 29 juin 2019.
5- Voir chronique du 24 mai 2019 : « Les caméras d’Ibiza ».
6- Blaise Gauquelin : « Une vidéo compromet le vice-chancelier autrichien d’extrême droite », le Monde, 19 mai 2019.
7- Blaise Gauquelin : « En Autriche, la chute de la coalition des droites », le Monde, 21 mai 2019.
8- « L’onde de choc européenne de l’affaire Strache », le Monde, 21 mai 2019 (éditorial non-signé).
9- Nelly Didelot : « En Europe, un modèle de collaboration ébranlé », Libération, 20 mai 2019.
10- Delphine Nerbollier : « L’Autriche se prépare à de nouvelles élections », la Croix, 20 mai 2019.