Lors de l’interrègne entre Jean-Paul II et Benoît XVI en 2005, des commentateurs se sont interrogés pour savoir quand, pour la première fois, l’Eglise aurait un pape non-européen. Idem quelques années plus tard quand le premier pape sud-américain a parfois été salué comme le premier pape non-européen. Ce qui suinte derrière cette préoccupation d’avoir un pape non-européen, c’est évidemment que l’Eglise serait trop européenne, voire raciste.
Ci-après quelques exemples de cette littérature.
« François Ier régnera désormais sur les 1,2 milliard de catholiques. Successeur de Benoît XVI, le cardinal Jorge Bergoglio, 76 ans, archevêque de Buenos Aires, est le premier pape non-européen de la longue histoire de l’Église catholique », écrit le Populaire du Centre en 2013 (Yves Carroué : « Un pape venu du bout du monde », le Populaire du Centre, 14 mars 2013).
« Malgré son âge, son élection incarne un tournant pour le catholicisme. François Ier ne brise pas seulement le tabou du premier pape non européen », écrit Libération (Eric Jozsef et Mathilde Guillaume : « Argentin mais pas gaucho », Libération, 14 mars 2013).
En une de son édition du 14 mars 2013, le Télégramme met une grande photo du nouveau pape François, le titre « Le pape du bout du monde » et la légende « Aussitôt son élection proclamée, François Ier est entré, hier, dans l’Histoire comme le premier pape non-européen jamais désigné ».
« Comment expliquer cette soudaine ferveur pour ce premier pape non-Européen, élu à la surprise générale ? », s’interroge la Voix du Nord en décembre 2013 (Matthieu Delcroix : « Le pape François, nouvelle icône de l’Eglise », la Voix du Nord, 19 décembre 2013).
« Premier pape non européen, « premier pape du monde de la globalisation », pour l’écrivain italien Umberto Eco, François est pourtant avant tout un fils de migrants », écrit le Monde en octobre 2018 (Ariane Chemin : « Le pape François, petit-fils de migrants », le Monde, 16 octobre 2018).
On trouve aussi cette affirmation dans la presse dite « catholique » française. Ainsi, Isabelle de Gaulmyn écrit-elle dans la Croix : « Ce catholicisme « pas seulement européen » a trouvé un timide début de réponse avec le concile Vatican II et l’accent mis sur l’inculturation. Il se manifeste aujourd’hui avec l’élection du pape François, premier pape non européen, dont on mesure parfois la distance et l’hostilité qu’il rencontre dans une Église romaine encore très marquée par l’histoire du Vieux Continent ». (Isabelle de Gaulmyn : « Léopold Sédar Senghor, l’universel », la Croix, 4 mars 2023).
Toujours dans la Croix, Enrico Letta, ancien premier ministre italien, déclarait dans une interview en 2017 : « Nous devons être une puissance des valeurs, et exporter ces dernières. Le pape François, premier pape non européen de l’histoire, ne dit pas autre chose quand il nous met face à nos responsabilités ». (la Croix, 6 octobre 2017).
En 2014, le Pèlerin écrit : « Premier pape non européen de l’histoire, François s’adresse au continent tout entier avant même de visiter les grandes nations qui ont fait l’histoire de l’Église ». (Gwenola de Coutard et Christophe Henning : « Le pape François va-t-il réveiller l’Europe ? », le Pèlerin, 20 novembre 2014).
La Voix du Nord n’est pas un journal catholique, mais un quotidien régional du Nord. On y lit en 2013 : « Le fait d’avoir élu un pape originaire d’Amérique latine, et pour la première fois un pape non européen, est un signal fort qui correspond au déplacement du centre de gravité de l’Église ». L’auteur de cette phrase est néanmoins Bruno Cazin, qui est alors président recteur délégué de l’université catholique de Lille, et présenté comme prêtre et licencié en théologie. (la Voix du Nord, 17 mars 2013).
Le Bien public n’est pas non plus un organe catholique. Ce journal cite le père Luc Lalire, présenté comme président du pôle Amérique latine à la conférence des évêques de France. « Quant au fait qu’il soit le premier pape non européen de l’histoire, pour le père Lalire, le symbole est fort », (Eric Chazerans : « Ce pape qui les a surpris », le Bien public, 15 mars 2013).
Mais il est faux de dire qu’il n’y avait eu aucun pape non-européen avant François.
D’abord, il ne semble pas nécessaire d’être un expert de l’Histoire de l’Eglise pour savoir que le premier pape était saint Pierre ; qu’il était contemporain du Christ ; et qu’il était né à Bethsaïde en Galilée, dans le nord d’Israël. Donc que le premier pape (même si l’on ne le désignait sans doute pas ainsi) n’était pas européen.
Saint Pierre ne fut pas le seul pape non-européen. Mais il faut admettre que les suivants ne sont sans doute pas aussi connus. Ce qui ne constitue pas une excuse pour ceux qui écrivent qu’il n’y eut aucun pape non-européen, car avant d’écrire des affirmations péremptoires de ce style, il est recommandé de vérifier. Et sur ce sujet, c’est très facilement vérifiable.
Il y eut saint Evariste, 5ème pape, autour de l’an 100, né à Béthléem.
Saint Anicet, 11ème pape (de l’an 155 à l’an 166), était né à Emèse (actuellement Homs) en Syrie.
Saint Victor Ier, 14ème pape (de 189 à 199), était né en Afrique du Nord, et était d’origine berbère.
Saint Miltiade, 32ème pape (de 311 à 314), était né en Afrique, et était lui aussi d’origine berbère. C’est sous son pontificat que l’empereur Constantin signe l’édit de Milan en 313, accordant la liberté de culte aux chrétiens.
Saint Gélase Ier, 49ème pape (de 492 à 496), se disait « Romain de naissance », ce qui ne veut pas forcément dire qu’il était né dans la ville de Rome. Son père était originaire d’Afrique, d’origine berbère. Il est connu pour avoir refusé de s’associer à la démarche du sénat romain qui demandait à l’empereur byzantin Anastase Ier de reconnaître le Goth Théodoric comme roi d’Italie et pour avoir ensuite écrit en 494 une lettre à l’empereur pour justifier sa décision, distinguant les deux pouvoirs : le spirituel qui émane des papes, le temporel exercé par l’empereur.
Théodore Ier, 73ème pape (de 642 à 649), était né à Jérusalem.
Jean V, 82ème pape (de 685 à 686), était né à Antioche, en Syrie.
Sisinnius, 87ème pape, était né en Syrie. Il fut pape en 708 pendant moins d’un mois.
Saint Grégoire III, 90ème pape (de 731 à 741), était né en Syrie.
Et effectivement, bien plus tard, François Ier, 266ème pape, élu en 2013, est né en Argentine. Cependant, le père du pape François était un Italien qui a émigré vers l’Argentine. Le caractère « non-européen » du pape François est donc moindre que celui de certains papes de l’Antiquité.
Avant de poursuivre, je voudrais préciser ici que, pour rédiger ces quelques lignes sur ces antiques papes, je me suis très fortement appuyé sur le « dictionnaire des papes », d’Ivan Gobry, publié en 2008 aux éditions Pygmalion.
Il est donc faux d’écrire qu’il n’y a jamais eu de papes non-européens. Il est cependant vrai qu’il n’y en avait plus eu depuis le 8ème siècle.
On peut penser à certains éléments de contexte qui peuvent l’expliquer.
Il y a d’abord Mahomet (mort en l’an 632). L’asservissement du Proche-Orient et de l’Afrique du nord, par les Mahométans, dans les siècles suivant la mort de leur prophète, a incontestablement contribué à l’absence de papes venant de ces contrées depuis lors.
Il faut aussi noter que même en Europe, certaines contrées n’ont pas fourni de pape depuis la création des Eglises orthodoxes (Grèce, Russie).
Enfin, il ne faut pas oublier que le pape est le chef de l’Eglise catholique, mais est aussi (ou d’abord) l’évêque de Rome. Les papes ont donc été européens depuis le 8ème siècle, mais aussi très massivement italiens. On l’a oublié depuis, mais le pape polonais Jean-Paul II, élu en 1978, était le premier pape non-italien depuis Adrien VI (pape de 1522 à 1523), qui était né à Utrecht (Pays-Bas).
Pour conclure, je dirais qu’étudier l’histoire des origines des papes ne manque pas d’intérêt. C’est un aspect de l’Histoire. Mais si les journalistes se passionneront probablement à la prochaine élection papale pour savoir si le futur élu sera ou non européen, les catholiques seront très probablement beaucoup moins préoccupés (voire pas du tout…) par ces préoccupations nationales ou raciales que par l’espoir d’avoir un bon pape.